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Les catalogues raisonnés
« Depuis l’âge de huit ans, il ne cessait de dessiner tout ce qu’il voyait. » 1.
Le musée Gustave Moreau est originellement la maison familiale de Gustave Moreau (1826-1898), que son père l’architecte Louis Moreau avait acquise en 1852. Après les décès successifs de son père en 1862, de sa mère en 1884 et de son amie Alexandrine Dureux en 1890, Moreau va se retrouver seul, sans enfant. Cette absence de descendance l’amène à vouloir transformer la maison familiale en musée. Le testament qu’il rédige le 17 septembre 1897 va expliciter ses dernières volontés de manière très claire : il lègue sa maison avec tout ce qu’elle contient, peintures, dessins, cartons ainsi que les anciens appartements de ses parents à l’Etat français ou, à défaut, à la Ville de Paris ou, à défaut, à l’Ecole des beaux-arts ou, à défaut, à l’Institut de France. Il demande expressément que cette collection soit gardée « en lui conservant ce caractère d’ensemble qui […] permette toujours de constater la somme de travail et d’efforts de l’artiste pendant sa vie ». Le parti pris de Moreau est donc de tout garder. Le respect des volontés du donateur par les conservateurs successifs a permis que le musée, tel qu’il a été voulu par le peintre, soit arrivé jusqu’à nous sans transformations majeures.
La collection qu’il renferme est tout à fait considérable puisqu’elle compte environ vingt mille œuvres. L’un des paradoxes de ce musée est la petitesse des lieux au vu de l’importance de la collection. Nul ne peut étudier Gustave Moreau sans venir au musée consulter les œuvres, mais aussi sa correspondance, ses archives, sa bibliothèque, etc.
Les dessins forment l’essentiel de cet ensemble. Nous en dénombrons environ quatorze mille, depuis le carnet du premier voyage en Italie en 1841 2 jusqu’aux ultimes dessins pour Les Lyres mortes en 1897. Dès l’adolescence donc, le dessin lui fournit le moyen de rendre compte de son vécu. Plus tard, sa pratique assume, selon les époques, divers objectifs. Cette collection montre que Moreau a été fidèle à l’enseignement de François Edouard Picot, son professeur à l’Ecole des beaux-arts, à savoir le rôle du dessin dans la genèse d’une peinture.
Il s’est intéressé d’ailleurs aux principes de l’enseignement du dessin et a consulté le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, publié sous la direction de F. Buisson en quatre volumes (1878-1879) 3 ; dans sa bibliothèque figure également La Grammaire des arts du dessin de Charles Blanc 4. Ses écrits sont sans ambiguïté : « Veux-tu, oui ou non, que ce tableau ne soit pas déshonorant ? Il y a des quantités de nuances de dessin à déterminer 5 »
Une note sur Les Chimères (Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 39), tableau resté inachevé à la mort de sa mère en 1884, résume parfaitement sa technique de travail, soit une exécution rapide précédée de nombreux dessins préparatoires : « Ce tableau a été composé et dessiné sans arrêt dans l’espace de quatre mois. Sans arrêt, sans ratures et comme une écriture courante, longtemps médité et conçu, avec tous les croquis d’après nature faits depuis longtemps à l’avance 6. »
Dans ses réflexions quant à son métier d’artiste, il dit de manière très explicite l’importance qu’il accorde au dessin. Nous en avons plusieurs témoignages. Ainsi, dès 1858, dans une lettre adressée à ses parents depuis Rome, il leur fait part de ce qui est pour lui un souci : « Mes croquis les plus insignifiants même me préoccupent [sic] beaucoup 7. » En 1862, l’année du décès de son père, à la veille de Noël, sur un dessin représentant Samson et Dalila 8, il réitère, dans un accès de mélancolie, alors qu’il pense à sa propre mort, son désir de conserver ensemble « ces compositions […] [qui] donnent un peu l’idée de ce que j’étais comme artiste et du milieu dans lequel je me plaisais à rêver ».
Alors que, contrairement à d’autres artistes comme Eugène Delacroix, Moreau n’a pas tenu de journal, le dessin en tient lieu. Ses études donnent une vue plus large de son œuvre que ses peintures. Ainsi les portraits dessinés sont-ils nombreux et permettent-ils d’entrer dans l’intimité de l’artiste, notamment à travers les très beaux portraits de son amie Alexandrine Dureux ou encore de son ami devenu son exécuteur testamentaire, Henri Rupp, parfois caricaturé par Moreau. Le dessin est plus facétieux que la peinture. Il est assurément plus affectif aussi. Les annotations portées sur ceux-ci parlent d’ailleurs à la manière d’un journal intime. Les portraits peints sont réservés à ses parents et placés, telles des icônes, dans la chambre de l’artiste que l’on visite aujourd’hui comme un véritable lieu de mémoire dédié à sa famille. Certains sujets ne trouveront pas d’aboutissement en peinture, tels Les Suivantes infidèles, L’Apothéose d’Hercule, La France vaincue, etc... L’appréhension globale de l’œuvre passe donc obligatoirement par les dessins.
Le passage à la postérité obsède Moreau. C’est ce qui ressort du témoignage de son élève Henri Evenepoël qui s’en ouvre à son père dans une lettre écrite le 22 juin 1898, soit deux mois après le décès de son maître. Il rapporte que Moreau s’est fait apporter ses dessins, à la veille de mourir, afin de les signer et éventuellement les corriger 9. Ceux-ci l’auront donc véritablement préoccupé jusqu’à son dernier souffle.
Dans les listes de « choses à faire » que Moreau laisse à la fin de sa vie, on le voit s’intéresser très fortement à ses dessins. Soucieux de laisser un musée conforme à ses vues, il les trie, s’inquiète des maries-louises, des cadres. Dans un projet de testament vraisemblablement rédigé vers 1893 10, cette question est largement évoquée : « Pousser vigoureusement et achever la mise en lumière de tous mes dessins et de mes grands cartons. 1° toutes mes compositions 2° les meilleurs dessins d’après nature 3°dessins d’après les maîtres d’après l’antique etc. etc. » La note intitulée « Choses à faire 11 » datée de février 1898, soit deux mois avant sa mort, est particulièrement emblématique : « Pour les sous-verre[sic]. Choix d’un type de passe partout [sic] très simple bleuté avec l’aide d’un plus large appuyé de 2 traits de plume. Trouver la mesure des dessins à mettre dans les cadres de Roux – faire le choix définitif des meilleurs dessins. » Le choix dont il est question ici concerne les dessins à montrer dans le musée et ceux à laisser en réserve, ce qu’il appelle « la broutille » dans une autre note 12. Il s’agit en effet d’une particularité du musée Gustave Moreau de montrer au sein même des collections permanentes près de cinq mille dessins que l’on feuillette comme des livres. Dans l’exposition intitulée Maison d’artiste, maison-musée. Le musée Gustave-Moreau, que Geneviève Lacambre a organisée au musée d’Orsay en 1987, était présenté le croquis d’un meuble à volets pivotants dessiné par Moreau lui-même 13.
Si le choix des œuvres dignes d’être exposées revient à Moreau, la muséographie n’en est pas moins capitale pour lui. Les dessins sont regroupés, en général, de manière thématique, ce qui a pu faciliter l’identification de certaines iconographies problématiques. Ceux laissés en réserve sont à leur tour classés « par motifs ou genres 14 ». Ce classement, qui ressemble à un inventaire à la Prévert, est encore celui qui prévaut aujourd’hui. Sans pouvoir les citer tous, les « motifs » sont les suivants : Les Maîtres, Ornements, Plantes et fleurs, Animaux, etc. La dernière œuvre de Moreau est, en définitive, l’aménagement de son musée, qu’il supervise de manière minutieuse. « Visiter définitivement tous les cartons et les classer. Ne rien laisser de côté. Voir tout 15. » Telle est son ultime préoccupation. La maladie le tenaillant, c’est un Moreau fébrile, travaillant donc sous la menace d’une mort prochaine, qui arrange, examine et classe ses collections à la manière d’un conservateur. « Faire faire au plus vite tout de mon vivant 16. »
Moreau meurt le 18 avril 1898, et le musée qui porte son nom ouvre au public en janvier 1903, à la stupéfaction générale, notamment en raison du nombre très important de dessins et d’œuvres inachevées. Le musée est alors perçu par la critique comme un trésor d’enseignement pour les artistes. En 1910, Henri de Groux à qui on rapporte le catalogue de ce musée qu’il n’a pas lui-même encore visité et qu’on lui dit être absolument merveilleux s’extasie : « Ce musée contiendrait 1 152 tableaux et 7 000 dessins, – production énorme ! 17 »
Outre le souci de classer ses dessins, Moreau a aussi celui d’en faire le catalogue. Dans l’une de ces nombreuses listes qui nous renseignent si utilement sur la genèse du musée, il écrit : « Faire faire le catalogue complet de toutes mes peintures α de tous mes dessins sous verre 18. » Dans une lettre non datée adressée à Marie Raffalovitch, il dit vouloir établir un catalogue de mémoire lorsqu’il en aura le temps 19. Le premier catalogue des peintures, aquarelles et cartons paraît en 1902 20. Il est ensuite réédité à plusieurs reprises jusqu’en 1990 21. Pour ce qui concerne les dessins, il faut attendre le début des années 1980 pour que Paul Bittler les numérote pièce à pièce, alors que l’inventaire du musée achevé en novembre 1904 les avait consignés par meubles, en lots 22. En 1983, Paul Bittler et Pierre-Louis Mathieu s’attellent à la longue et méritoire entreprise de publier les quatre mille huit cent trente et un dessins exposés 23. Cette première publication accompagnée de microfiches est un travail pionnier qu’il faut saluer et qui a servi de point de départ à l’édition actuelle.
Dans le présent catalogue, nous avons souhaité assortir chaque notice de la reproduction du dessin concerné. Ce point constitue un apport essentiel à nos yeux, d’autant que la Réunion des musées nationaux et le musée Gustave Moreau ont, depuis les années 1980, fait considérablement avancer la couverture photographique du fonds. Un tel travail méritait plus qu’un simple archivage ! Nous avons conservé l’ordre du premier catalogue, à savoir celui correspondant à la topographie des lieux : les dessins 1 à 2037 sont conservés au deuxième étage, les dessins 2038 à 4152 au troisième étage, et les dessins 4153 à 4830 au rez-de-chaussée. Lorsque cela nous a été possible, nous avons également proposé une mise en rapport du dessin avec la ou les œuvres peintes auxquelles il se rattache le plus vraisemblablement, ce qui n’a pas toujours été aisé à déterminer. Par prudence, nous avons préféré utiliser le terme de « étude en rapport » plutôt que celui de « étude pour ». Pour les copies, nous avons précisé la source d’après laquelle le dessin a été réalisé, le plus souvent un livre ou une œuvre d’art. Outre la mention de la technique, des dimensions, de la signature, de la date et des inscriptions qui ont toutes été scrupuleusement vérifiées, cette édition présente deux rubriques nouvelles : les expositions et la bibliographie. En effet, suite aux très nombreuses expositions et publications scientifiques réalisées par le passé, notamment par Geneviève Lacambre, directrice du musée de 1985 à 2002, le dépouillement bibliographique et son traitement s’imposaient. Il restera donc à publier, dans un second temps, les quelque dix mille dessins en réserve afin de donner une visibilité à ce fonds encore trop méconnu. Cette tâche, qu’il nous appartiendra d’entamer, permettra une appréciation globale et non plus parcellaire de l’exceptionnel cabinet d’art graphique du musée. Cette méconnaissance nuit en effet à l’appréhension des sujets traités par Moreau.
La terminologie des techniques que nous avons retenue est celle que Moreau employait lui-même 24. Il apparaît qu’il s’est essayé à toutes les techniques, sans que l’une d’elles devienne emblématique de son art comme c’est le cas du fusain pour Odilon Redon. Certaines, comme la sanguine, sont plutôt caractéristiques des dessins réalisés avant le voyage en Italie entrepris en 1857. C’est surtout pendant les années 1850, que l’on peut qualifier d’années romantiques, au moment où l’influence de Théodore Chassériau est forte, que Moreau y recourt. L’aquarelle est celle qui eut, de son vivant, le succès le plus retentissant. Admiratif, Gustave Larroumet nota : « Mais, de tous les procédés, l’aquarelle est celui qu’il a employé avec le plus de bonheur et d’originalité 25. » Pour Moreau, le fa presto propre à la technique de l’aquarelle est à l’origine de cette réussite. « Cette aquarelle d’aujourd’hui m’a montré d’une façon admirable que je ne fais bien que quand je travaille sur des choses faites à la diable 26. » La mine de plomb et l’encre noire ou brune sont largement utilisées. Le fusain 27 et la pierre noire sont plus exceptionnels.
En définitive, ce catalogue sommaire des dessins exposés au musée Gustave Moreau se veut, vingt-six ans après la première publication, un point actuel afin que les chercheurs tant français qu’étrangers puissent étudier avec rigueur l’œuvre de celui qui affirmait à ses parents en 1858 vouloir vivre comme un ouvrier 28 et se proclamera quelques années plus tard « ouvrier assembleur de rêves 29 ».
Marie-Cécile Forest
© Réunion des musées nationaux - 2009